Le Plaisir d'écrire

Concours régional d'écriture pour lutter contre l'illettrisme en Alsace

AVEC LE CRAPT-CARRLI, DIDACTE, PAPYRUS, LE RECTORAT DE STRASBOURG, LA DRAC D'ALSACE

QUATRE LIVRES PUBLIÉS, ET CI-APRÈS, TROIS PRÉFACES D'ALAIN BELLET

et un témoignage de mars 2002

Sommaire Ateliers 

À LA RENCONTRE D'ILLETTRÉS QUI NE LE SONT PAS VRAIMENT... JUIN 2002

Sensibles, forcément sensibles !

Les voyages dans la langue offrent toujours de belles collections de sourires et de regards curieux. Alors, comment ne pas conserver le bonheur des rencontres vécues dans le cadre de la lutte contre l'illettrisme en Alsace ?

Contre l'illettrisme et l'isolement terrible qu'il induit, je crois que les bâtons de pèlerin s'imposeront toujours et que nombreux, nous irons sans cesse répéter le " tous capables ! " qui me semble s'imposer encore. Contre les échecs cumulés, contre les jugements castrateurs de certains enseignants, contre la misère sociale enfin privant d'éducation, l'envie des mots est un dangereux virus et il me plaît de le propager au gré des voyages de vies mêlées peuplant mon agenda.

En janvier 2002, j'ai eu l'occasion de vivre quatre moments forts avec des volontaires pour de singulières balades dans les mots.

L'écrivain arrive, on l'attend, il est vivant, comme tous ceux qui l'accueillent. Vivant, c'est-à-dire disponible à l'autre, attentif à l'importance des instants à vivre ensemble, appliqué à l'idée majeure de se faire comprendre du plus grand nombre.

Dire, se dire, tenter de convaincre sans trop d'effort que l'écriture appartient à celui qui le veut, celui qui souhaite la maîtriser, celui qui a besoin d'instants complices à ménager, pour mieux comprendre sa propre route et porter sur le monde qui nous entoure la vive acuité d'un regard de papier.

Forcément critique, forcément sensible. Vivant.

Dans un établissement d'accueil pour mères et enfants, (Foyer d'Illkirch) j'ai rencontré cette année une quinzaine de femmes, attentives, prêtes à trouver dans le travail sur la langue l'outil d'une libération, l'instrument permettant des découvertes, la poursuite de recherches personnelles entreprises dans un autre univers, avec une autre syntaxe, des mots que j'ignore.

Raconter et présenter son propre travail d'écrivain, évoquer sa démarche sociale dans la rencontre avec les humains, c'est ouvrir quelques portes closes sur l'imaginaire, le beau, la poésie et comment alors, oublier cette femme Albanaise qui poétise à ses heures, naviguant entre le russe, le français et sa langue maternelle ! Comment ne pas se rappeler la sagesse d'une participante venue d'Afrique, bardée, là-bas, de diplômes philosophiques ?

L'attention est forte, l'écoute devient complice. La langue, les livres, les voyages, tout s'enchaîne. On aimerait s'installer davantage dans cette écoute et ce va-et-vient magique des pensées de chacune et chacun, mais le temps manque pour poursuivre, affiner, préciser. Écrivez et rêvez, rêvez et écrivez, un rythme, une cadence à faire sienne

C'est bientôt l'heure d'une autre rencontRe, au Centre Victor Hugo de Schiltigheim. Une vingtaine de personnes, en alphabétisation ou en " français langue étrangère " guidées par l'amie Rachida, m'attendent avec impatience. Certaines comprennent sans effort ce quez je m'efforce de simplifier, d'autres naviguent un peu à vue dans l'espace ouvert par la langue de celui qui parle, de celui qui écrit, de celui qui aimerait inciter à écrire.

Des visages s'éclairent, des questions venues de loin se jettent avec l'urgence de témoigner, de questionner, de comparer. Tous les pays du monde sont autour de la table où les corps un peu tassés les uns contre les autres accompagnent, par des postures impliquées, ce que les esprits guettent. Par delà la littérature, on s'intéresse à tout ici et mon opinion sur Jacques Chirac importe

La langue permet de se comprendre, de s'orienter, de se débrouiller, mais aussi elle est le sésame du rêve, la clé des imaginaires, le bonheur d'évoquer le passé, le présent, questionner demain, ouvrir les possibles

Toutes et tous, installés autour d'une vaste table ronde, je trouve l'occasion trop belle ! Par de-là les discours, un moment magique où la complicité collective m'apparaît d'une étonnante qualité permet une mise en situation concrète. Cet instant incite à la pratique de la distanciation, offerte par la fiction, par l'histoire inventée, nourrie de réel vécu. Alors, doucement, quelques personnes du groupe deviennent des personnages fictionnels dans la bouche de celles et de ceux qui leur font face. Des vies s'inventent, des psychologies s'ébauchent, des caractères s'affirment Les idées arrivent et les sourires aussi. Hélas, le temps nous maltraite. Il nous presse, une fois de plus

Au Centre d'aide par le travail de Cernay, les participants de l'atelier d'écriture sont des habitués ! Hommes et femmes, on se reconnaît, on évoque des souvenirs de rencontres passées, on échange déjà sur le fond, sur la raison de ma présence, le concours d'écriture, les remises de prix de Strasbourg, de Sélestat Les questions fusent, des lectures s'enchaînent, leurs textes, le mien, un inédit consacré aux voyageurs

Avec ce groupe, pas de détour, pas de faux-semblants, une langue vraie s'impose, de la tête, du cur, de l'émotion aussi. Ils m'interrogent à brûle-pourpoint. Mes réponses les étonnent un peu, tant le poids de l'image de l'écrivain, inaccessible et éthéré, pèse sur les consciences.

Non, bien sûr, l'écriture n'est pas réservée à une élite ! Tout le monde peut s'exprimer avec des mots, tout le monde peut faire partager ses sentiments, livrer son vécu, confesser ses expériences. Mon auditoire se passionne pour l'écriture, pour ses ressorts, pour ses déclics, toutes ces choses essentielles que l'école n'apprend pas. Jardinier, mécanicien, ouvrière, blanchisseuse, femme de ménage, toutes et tous aiment les mots, le senti d'un poème, l'affect d'une histoire, ces kilomètres de vies qui se gravent dans la trace indélébile de l'écriture. Et puis soudain notre échange prend un autre rythme. L'histoire s'invite à notre chevet, affaire Dreyfus aidant C'est un peu une marotte, j'en conviens. Les propos fusent et la question de l'inspiration préoccupe avec force le groupe. D'où ça vient, cette chose étrange qui met la tête et le corps en mouvement ? De quel lieu mystérieux accouche-t-on d'un texte ? Tout peut-être prétexte à écrire, tout peut conduire à bâtir une histoire inventée, à ficeler une intrigue, à faire naître des personnages de papierTenez, prenez un candidat à l'élection présidentielle, n'importe lequel, et placez-le dans une situation inhabituelle pour lui Chirac faisant du stop sur une route, Jospin mangeant dans un restaurant d'entreprise, Le Pen applaudissant un concert de rap Vous voyez, des dizaines d'histoires pourraient s'enchaîner

Enfin À Riedisheim, une vingtaine de réfugiés m'accueillent avec enthousiasme dans les locaux de l'ACEP. Natifs du Kosovo, d'Éthiopie, d'Afghanistan, de Sierra Leone, du Pakistan et de bien d'autres pays encore, hier encore ils étaient reconnus chez eux, ils exerçaient des professions intéressantes, des journalistes, des techniciens supérieurs, des entrepreneurs, des enseignants. Pour se reconstruire des quotidiens à leur image, après avoir connu la répression, la prison ou les interdictions professionnelles, l'apprentissage de la langue du pays d'accueil s'impose. Mais nombreux sont ceux qui s'accordent pour penser que notre propre langue est bien difficile à découvrir, à apprendre dans ses subtilités, ses pièges, ses faux amis, sa syntaxe. Cependant, à l'oral, les interventions déferlent. L'implication politique et sociale dans l'écriture semble les interpeller, et loin d'une référence à Flaubert ou à Guy de Maupassant, j'explique le travail littéraire en banlieue, en prison, loin des tours d'ivoire des faiseurs de l'édition édulcorée. En leur parlant, en les invitant à me suivre dans les arcanes de notre langue, c'est le métier d'écrivain qui se redéfinit, dans ces navettes de vies entre la chose écrite et les rencontres humaines. Chacun se sentait en famille, à naviguer entre les lignes Le sens profond de l'écriture se donnait à comprendre davantage dans tous ces lieux d'intelligence en éveil que dans les cercles fermés d'une Sorbonne bien trop éloignée du réel, ce terreau de l'imaginaire qui finit trop souvent par disparaître des préoccupations littéraires. Ces moments partagés, ce sont des cadeaux de vie, une humanité offerte pour mieux être, simplement.

Alain Bellet


Lutter contre l'illettrisme, d'ici et d'ailleurs, mai 2001

LA SENSIBILITÉ S'AFFICHE AU PREMIER VERBE


Troisième concours d'écriture, ce troisième livre pluriel de vies mêlées, recèle une nouvelle fois mille et un bonheurs de se dire. Pour moi, cette nouvelle présidence, amicale et si peu formelle, m'offre le cadeau de vous lire, avant l'édition, avec l'émotion toujours aussi intacte que cette tâche plutôt plaisante donne joliment en partage. Pour moi, l'écriture personnelle doit être comprise, vécue et exercée, comme un moteur de vie, un espace de liberté à conquérir, un outil que l'on s'approprie, au service de l'expression sans limite d'une évidente affirmation de soi-même. L'écrit, et la maîtrise de la langue, participent d'une émancipation affirmée ou encore en gestation. Écrire est une fabuleuse manière d'être, sans détour, pour dévier, débusquer ou combattre les pièges de l'enfermement, de la soumission, de l'esclavage. Ce n'est pas surprenant, alors, de découvrir dans tous les textes publiés ci-après une vivifiante envie de liberté qui accompagne la route des mots ! Elle permet de prendre la mesure d'une fantastique espérance qui s'inscrit en force dans les textes de la plupart des femmes participant au concours de cette année ! L'ébauche des trajectoires individuelles choisies s'affirme. Oui, le combat des femmes du monde entier pour la conquête de leur autonomie est là, au verso des textes, en filigrane derrière les mots, dans les non-dits distribués par tant de traces écrites. Peu à peu, l'univers féminin traditionnel, celui de la soumission et du devoir sans droit, s'effritent et l'érosion à l'uvre prend des proportions étonnantes. L'amour s'impose avant les questionnements, l'usure, la déroute des certitudes. Avec Sabiha, l'apprentissage de la langue écrite se conjugue avec le fardeau de l'absence de l'être aimé. "Quand mon mari est parti au service militaire, je lui écrivais et il comprenait ce que j'écrivais. J'écrivais en majuscules, pour être sûre qu'il arrive à me comprendre. Pour moi, il écrivait grand ! " Hélas, très vite, comme chez Mahnaz, le doute arrive, avec l'isolement, la fragilité sociale, le refus des traditions étouffantes. La prise de conscience d'un machisme toujours dominant est décapante ! " Une femme, ça veut dire être seule, parce que le monde d'une femme est plus grand que le monde d'un homme. Pourtant, elle ne connaît même pas son monde, car depuis le début, elle était enfermée " Comme en écho, Nichi la magnifie, elle et toutes ses surs jumelles : " félicitations, à vous, pour le premier jour de la Femme de ce Troisième Millénaire ! " La plume remonte alors le temps, les années passées, elle se souvient de l'univers de l'enfance, recompose les jours difficiles, ceux de l'à-côté, de l'indifférence, de la maltraitance aussi. Sur les sentiers sensibles d'une mémoire à l'affût, la plume accuse, aussi. Écoutons Samira un instant. " Par leur faute, elle n'est même pas capable d'aimer quelqu'un ; elle est sans cur, c'est une pierre ! C'est ça la vie de la petite fille, une vie à laquelle personne ne fait attention ! On la déchire, la maltraite tellement, on lui fait beaucoup de mal.. " Avec l'écriture, les chemins de vie se trouvent d'abord bousculés, pesés, auscultés de près. Dans l'approche d'une authenticité qui se cherche dans une langue à domestiquer, les couleurs de l'existence se la font symphonique et jouent toutes les gammes chromatiques. Celles de la joie d'Ankica : " bleu comme le ciel, comme les vagues qui nous emportent dans les endroits imaginaires et magiques Couleurs de vie, couleurs de morts s'entrecroisent, se pourchassent, se mêlent. La nature se domestique, s'enferme aussi. " Chez moi, mille fruits ont volé toutes les couleurs du soleil " Nous confie Meryem, à demi mots. Espérance et tristesse s'invitent alors sans frapper à la table du verbe. Costumes vivants ou tristes linceuls du temps s'entrechoquent en silence. " Je regarde toujours par la fenêtre et je ne vois qu'une chose : la blancheur de la mort. Je regarde par la fenêtre. Oui, il neige, le ciel entier pleure ma tristesse " Écrit Nadine. Au rythme lancinant de tous ces mots jetés à la mer, celle-ci s'impose, lieu des possibles, passerelle incontournable et mouvante de l'idée même de voyage, de migration, de mouvements vivants et nécessaires. Fabienne se plaît alors à l'imaginer, au détour d'une phrase, en résultat sans doute d'une douce rêverie. " J'aimerais de nouveau aller sur un grand bateau qui saute sur les vagues " La fluidité des océans, la nature indomptable de l'onde appelle aussitôt la liberté, cette liberté de vivre, de respirer, d'espérer, si chère à l'esprit de Krystyna : " certains pétales s'étaient détachés et flottaient dans l'air. Ils se sont changés en oiseaux blancs, qui se sont envolés vers le ciel, haut, plus haut, vers la lumière Là où il n'y a ni peur, ni mal, vers la liberté Libre dans les mots, libre dans l'émotion recouvrée, chacun réinvestit son temps, son histoire. Et l'heure des questionnements sonne au tempo du dire. La réflexion débarque à l'improviste, elle interroge notre monde prétendu civilisé et sa violence. Elle les juge sans détour, avec amertume parfois, comme Kader : " le soir, on passe Rambo à la télé. C'est le héros que tout le monde admire et aime, celui qui tape et qui tue. Et moi, au lit, j'ai mal partout. J'ai dix ans et je ne comprends pas " D'une idée vague de liberté à la critique sociale, le pas est franchi dans l'allégresse, l'allégorie, l'ironie grinçante. Avec le texte d'Evelyne, l'encre se veut perfide, incisive, héritière de la pertinence du fabuliste, d'un Jean de La Fontaine universel. " Monsieur le Coq, ça ne sert à rien de fuir. On a déjà mangé tes enfants et tes femmes. Aujourd'hui, c'est ton tour. Je sais que les poulets n'aiment pas les hommes, mais on n'y peut rien ! D'autres mots cherchent la réconciliation, le partage, l'écoute. Alors, l'amour nous rend visite, maternel ou charnel, tendre ou passionné. N'est-ce pas, Delphine ? " Chez moi, c'est chez Maman. Après, je retrouve Antoine. Mon Antoine ! C'est un beau garçon, j'aimerais bien un jour l'inviter chez ma mère "

Avec les mots, avec cette langue enfin domestiquée, l'affectivité s'offre le premier rôle, la place de choix. Elle est là dans tous les textes, occupe toutes les têtes. C'est elle encore qui guide les doigts, les plumes, les regards. Ils écrivent, elles écrivent. Le courant passe. La vie, leur vie, devient des verbes, des mots choisis, des phrases senties. Béatriz le reconnaît volontiers : " Pour tout l'amour que je peux encore laisser passer à travers de moi Parfois le doute revient et avec lui, l'humilité, l'angoisse de mal faire. Se lancer, oser, dire. Mais quoi ? Qu'avons-nous à exprimer, à offrir, à faire partager aux autres ? La peur, et le terrible sentiment de ne pas être à la hauteur de l'aventure, occupe un instant l'espace d'une liberté pourtant conquise. On se cherche un guide, une ligne à suivre, des modèles. Ils sont en nous, simplement. Rassurez-vous, Dominique, car vous avez raison : " il faut s'intéresser, être doué. C'est-à-dire avoir de l'imagination pour trouver des modèles dans sa tête " Olga, Slavica, Dzano, Natalia, Thi Thu et Hanene, nous offrent ci-après le chemin à suivre, sans crainte ni filet. Messagers de la vie, je les laisse simplement conclure cette courte préface. " Elle avait dit écrivez, pensez à une histoire, essayez, essayezElle avait dit écrivez, rêvez les mots de notre langue, essayez, essayezElle avait dit allez-y ! Prenez votre mine et grattez, grattez le papier. Elle avait fini par dire, moi aussi je vais tenter Regardez et écoutezAlors j'ai écouté, pensé, rêvé, gratté et tentéEt voilà l'essai. " La découverte de ces textes montrera simplement au lecteur l'importance des cheminements décidés, assumés, gagnés. Si l'illettrisme résonne toujours comme un isolement à vaincre et une faiblesse à dépasser, gageons ensemble que tous ceux et toutes celles que ce livre rassemble sont simplement en train de devenir plus forts, acceptant évidemment tous les voyages sensibles que l'écriture saura leur donner


Lutter contre l'illettrisme, d'ici et d'ailleurs, avril 2000

LES MOTS ARRIVENT

avec leurs cortèges sensibles d'émotion, de mémoire et de luttes

Pour la seconde année consécutive, j'ai le plaisir et la joie de présider ce concours régional d'écriture organisé contre l'illettrisme en Alsace et de constater combien l'engagement des participantes et des participants dans l'écrit et la langue s'avère être un véritable combat contre l'isolement, l'assujetissement, la dépendance. Derrière tous ces mots qui se cherchent, cachée sous ces textes élaborés avec patience et inquiétude sourde, c'est toujours une belle humanité qui s'affirme. Celle d'un mieux être, celle d'une voix à faire entendre coûte que coûte, celle enfin d'histoires individuelles mêlées et différentes. D'abord, il faut dire que j'ai ressenti un immense bonheur à vivre toutes ces rencontres en amont du concours, en mars dernier. Oui, j'apprécie énormément ces découvertes et ces échanges de vie où des hommes et des femmes se sont dits, écoutés, questionnés, par des mots, avec l'aide des regards, par la posture que les corps occupaient dans l'espace. A travers les propos rapportés, les tentatives des premières phrases hésitantes tracées sur des feuilles complices, ou les récits construits d'une écriture plus confirmée, je pense à toutes celles et tous ceux qui se sont impliqués ici. Ils ont dû vaincre leurs craintes, faire taire leurs peurs, ces vieux démons hostiles à l'autonomie qui parfois paralysent toute expression individuelle. Hommes et femmes venus de différents pays et de tous les continents, plus de trois cent-cinquante personnes ont donné une preuve vivante de leur volonté d'embarquer dans un voyage de mots dans la langue française, effectué avant tout pour eux-mêmes. « L'écrit, ça arrive comme le vent, c'est nu, c'est de l'encre, c'est l'écrit et ça passe comme rien d'autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie.... » écrivait joliment l'écrivain Marguerite Duras. Elle a mille fois raison et c'est une vie battante faite de mille combats qui habite ce livre. «Parti, envolé, disparu, sans retour ni détour qu'est la vie qui passe, sans relâche, sans soupir sur cette histoire...» signe Fabien, en écho, dans les pages qui suivent. Toujours en résonance, Sabiha souligne fortement le message délivré : « C'est comme ça, la vie, ce n'est qu'un passage ! » L'écriture, la vie. La vie, l'écriture. Elles ne tolèrent finalement aucune pause, aucun arrêt, dès lors qu'on les prend, ne serait-ce qu'une seule fois, à bras le corps. Avec les mots de Larissa, on ne cesse d'avancer, de progresser, parmi les embûches, les chausse-trappes, la route de l'implication, loin de tous les conforts. « je vais dans le chemin de la nuit. Quand prendrai-je ma retraite ? Dans une autre vie, peut-être... »

A peine apprise, éduquée, domestiquée, calmée peut-être, l'écriture devient une complice intime, omniprésente : «...Du grand écrivain Mihaïl Bulgakov, j'ai appris que les écrits ne brûlent jamais... Il dit aussi que les écrits restent dans le ciel pour toujours ! » nous rappelle avec talent une bien mystérieuse Comtesse de Schengen. Tous les participants découvrent peu à peu le majestueux plaisir de la narration. Celle qui permet le souvenir, qui alimente la mémoire d'instants à ne jamais perdre, celle qui éloigne de l'oubli. Avec pudeur, Pierrette se souvient : «Et puis vint le jour où Léonie semblait déjà ailleurs, ses yeux bleus embués cherchaient quelque chose, je lui pris la main. Elle me la serrait de toutes ses petites forces et me rendit mon sourire, avant de mourir... » Tendresse et gravité. L'écriture permet tous les dépoussiérages de l'âme meurtrie, bafouée, niée. Dissimulée derrière un rempart d'initiales, c'est aussi une femme qui évoque une terrible guerre et revendique sa propre survie dans sa foi religieuse. «Ô, Cambodge, mon ami, tu as souffert et moi aussi. Les mines, les guerres sont pareilles. Elles tuent, elles détruisent, elles amputent les pieds, les bras, les yeux. Elles font sortir les entrailles et la rivière de sang jaillit sur la terre.... Le malheur d'hier est là, tellement présent dans ces lignes. Les blessures d'une époque révolue, celles nées d'erreurs humaines, de croyances mythiques ou aveugles surgissent aussi dans certains textes. Restée également anonyme, une autre participante tente d'expliquer l'engagement passé de son père. Elle fait la part des choses. « Les années ont passé. A présent, reste un homme vieilli, rongé par le remords de n'avoir pu rien changer, un homme déçu d'avoir trop hurlé, Vive le Communisme ! Reste un père que j'aimerai toujours... »Si l'écriture permet l'affirmation de soi, dévoilant une envie farouche de se sentir vivre et de résister face à la désespérance née de situations sociales précaires, c'est surtout un formidable moyen d'introspection.

Elle permet tous les questionnements, toutes les mises à nu essentielles. Sa propre vie, ses choix, au seuil de l'errance. « Elle ne sait quoi faire. Elle est perdue moralement et physiquement, elle ne sait pas où se diriger et quelle rue prendre... Elle ne veut pas rentrer chez elle... » Oui, chère Nassira, l'écrit permet l'interrogation, l'hésitation, il aide ou anticipe la décision, parfois. « Je sais que je ne quitterai jamais ma mère, car je dois la protéger de la méchanceté de mon père... » nous confie Signorino avec détermination. Mais si la vie quotidienne conduit parfois au mensonge ou à la dissimulation de sentiments, le texte s'impose pour faire le point avec soi-même, sans fard, sans détour. « Quand il est arrivé du travail, je mentais et je mis un masque de bonheur et de bien être pour le faire se sentir bien. Mais au fond de moi, il n'y avait rien, seulement du vide à remplir tous les jours qui passaient... » avoue Fatima, devenue maintenant une personne parmi d'autres plutôt qu'une étrangère générique, sans histoire ni réalité propre. Écrire, c'est toujours se dire, se confier, s'écouter. C'est aussi regarder autour de soi avec la sensibilité d'une mémoire à l'affût. «En face de nos visages, une jeune femme belle à faire l'amour... Qui sème le fruit récolte l'envie... » confesse Bernard avec douceur. De son côté, Charles questionne la tendresse : « En se serrant entre eux, ils ont l'air rassurés. Qui donc est tout ça à la fois ? Écrire. Écrire, c'est aussi le lieu privilégié du questionnement existentiel, de la quête identitaire : « On ne connaît pas ce qui va se passer demain, c'est le mystère en la vie, mais toujours à un sourire, dire merci pour l'être... » conseille Linden avec sagesse. Au fil des poèmes et des textes, arrive parfois le jeu avec les mots, le jeu des décalages volontaires avec les formules toutes prêtes, comme dans le texte des quatre Mousquetaires des Jardins d'Icare : « Ma terre me fait vivre. Il faut bouger la terre, la respecter, elle nous réchauffe. Terres de tous les pays, unissez-vous ! » Message reçu, Camarades jardiniers ! Et puis, plus simplement l'écriture permet de dire l'amour, la tendresse, l'attachement. Les mots de Djebbar découvrent l'universalité des sentiments, le bonheur d'écrire aux êtres chers : « Maman que j'aime, je pense toujours à toi et à toute la famille... » Force et courage, critique et douce ironie, mémoire et combat, sentimentalité et don de soi, une jolie série de duos magiques s'égraine alors au fil des pages que vous allez découvrir. Les mots prennent sens, l'écriture s'enracine dans le réel, elle déménage les lassitudes, travestit les habitudes, réduit les latitudes. Ce n'est plus le concours qui compte, mais ces textes publiés, à côté d'autres tentatives de réconciliation avec soi-même, avec la maîtrise du langage, pour le courage d'en être. Alors, ces voisines de papier deviennent complices, compagnes, des surs jumelles, attentives à la marche du monde...

 


Lutter contre l'illettrisme, d'ici et d'ailleurs, mai 1999

OSER SE METTRE EN JE !

Écrire, c'est retrouver au plus profond de nous le chemin des affects, celui des douleurs enfouies, des émotions enracinées. C'est commencer à se dire, pour recomposer la mémoire et cultiver le souvenir d'un ailleurs lointain où de nombreux participants de ce concours ont vécu, avant d'entreprendre le grand voyage. Ils ont choisi une autre terre à vivre, à domestiquer, à comprendre. Mais dans la République de l'école gratuite et obligatoire, le verbe s'impose et domine toujours. Au-delà du vieux slogan scolaire, Lire et Écrire seraient des biens universels, des droits acquis pour toutes et tous, des propriétés inaliénables et fondamentales. Pourtant, l'illettrisme et ses cortèges de soumissions et de peurs qu'il induit moissonne largement les plus démunis, les plus fragiles, les plus découragés. Dans notre pays, nombre d'hommes et de femmes sont privés de ces outils. Nombreux également sont ceux qui émargent à la case départ de l'apprentissage, après une délicate immigration où leurs mots parlés et une langue maternelle correctement écrite ne leur est plus d'aucun secours dans un quotidien hexagonal. Il leur faut reprendre le chemin de l'alphabet, celui des conjugaisons, de la syntaxe, de la graphie. Les mots à maîtriser sont alors de l'ordre d'une conquête acharnée, le résultat tangible d'une lutte personnelle parfois bien difficile à conduire.

Le coeur est lourd et la parole circulante a encore besoin de quelqu'un pour graver le papier, tenir la plume, conserver la trace. Appartenant à la première catégorie de participants, comment oublier, dans toutes les paroles rapportées, les mots de Louise Lety : « Divorcée de ce pays, une partie de moi laissée là-bas, une autre, ici... » Les valises posées, un autre voyage commence. Celui de la communication, de l'échange, de la confrontation à autrui sur une terre à découvrir où tout est écrit, du prix du pain à la direction recherchée au bord d'une route, de la facture d'électricité au tract distribué... Quel courage, pour se frotter au vertige du tâtonnement ! Pour pouvoir poser un acte fait de mots, mettre à plat une idée forte, laisser trace d'un cheminement évanescent de la pensée, certains participants de ce généreux concours ont décidé de gagner par et pour eux-mêmes la bataille de l'écrit, de la langue à maîtriser, à domestiquer. Acquérir ce savoir extraordinaire, c'est mener un combat contre l'isolement, le laisser-aller, la domination outrée d'un Savoir planté bien loin de soi-même... Et puis, comme l'écrit joliment Guillaume Mentele, les mots domestiqués peuvent peindre «...ces paysages brouillassés dans les pluies de nos temps... » ce monde avec ses clivages, ses conflits, ses ruptures, avec ses terribles catégories établies entre ceux qui Savent et tous ceux qui subissent. D'une écriture débutante, une écriture en construction va s'offrir l'univers comme source d'inspiration, histoire de poursuivre sa route, vers l'écriture confirmée. Peu à peu, l'aventure des sens envahit les récits, les poèmes, les textes écrits avec une farouche volonté de se dire, de témoigner, d'être enfin vivant dans la danse des mots. « Je comprenais que la sagesse se trouvait là où étaient les hommes...», avoue l'ambitieuse tortue du joli conte de Liliane Mihalev. Comme elle, nous pouvons nous mettre en quête de « collecter les sagesses de par le monde... » mais qu'en faire ensuite pour que la sagesse du monde n'éclate pas en morceaux ? Inlassablement dire, témoigner, écrire. Pour soi et pour les autres, ceux d'ici et ceux que bouscule encore « le vent qui vient d'ailleurs », cher à Khadouj Bass. Pour tenter la paix et gagner le repos d'un malheur sorti de soi. Je pense à Nicole Bemhaddou dont le texte évoque la dureté des pierres du chemin de nos vies : « quand on a vécu dans la misère dès son enfance, elle vous suit jusqu'à la mort car il n'y a personne pour vous écouter... On ne peut oublier son passé... » Certes non ! Et les histoires plus ou moins dures de chacun envahissent sans retenue les pages blanches.

L'écrit permet de faire le point, d'évaluer le chemin parcouru. Pour Hervé Hegy, « écrire, c'est raconter son histoire d'enfance...» Pour d'autres comme Nazifc Yildirim, le texte sera l'occasion de dénoncer le maintien en esclavage domestique d'une jeune femme turque. La force des mots, le sens d'un texte qui dénonce, l'interrogation pour soi-même du choix d'une nouvelle route à prendre, s'imposent au fil des récits. Même si toujours sans domicile fixe, S.Selami, se questionne encore : « je ne sais pas où je vais aller...» Tous comprennent les capacités magiques que donne l'écriture. Tous appréhendent sa force, son impérieuse nécessité ou encore sa nature d'arme d'amour et de pédagogie maternelle, comme Heddia Safieddine : « la mère apprenait à lire, pour son enfant, plus tard... » La maîtrise de l'écriture peut apparaître évidente, innée, machinale. Pour d'autres, elle s'enracine dans une lutte, dans un combat à mener contre soi-même. Ecoutons un instant Marie Angèle Toupane. « Dans le temps, c'était une grande gêne pour moi de dire aux gens que je ne savais ni écrire, ni lire... Je sais aussi que ceux qui savent attendre méritent toujours une récompense ! » Oui ! Celle d'être lu, celle de pouvoir convaincre, celle aussi de découvrir les arcanes des civilisations humaines dans la superbe navette interactive, cheminant entre lecture et écriture. Alors, après les cris peuplant les premiers textes, la littérature débarque à l'improviste pour recomposer une ambiance, retrouver l'exactitude d'un moment douloureux, raconter un instant du passé pour mieux comprendre les êtres et haïr à tout jamais les guerres, comme Ojlem Donmezbas, nous proposant une histoire d'humanité bafouée. « C'était la première fois que, lorsque les pigeons volaient, mon père, tête baissée, le visage pâle, regardait le sol sans espoir...» Écrire, c'est accepter de se mettre à bouger, sans trêve. Peau, sensibilité, perception, regards sur le monde et rapports à autrui, tout se transforme, et le territoire de sa propre personne devient une friche ouverte, une friche en devenir, le territoire même de l'écrit en continuelle quête. Les mots, le récit de vie ou l'histoire inventée du romanesque, investissent l'être, atteignent son corps et le redéfinissent à l'envi. L'auteur, mais aussi l'amateur impliqué dans un groupe d'écriture, est confronté en permanence à ce territoire des mots qui se nourrit de lui-même avec la double conséquence de le fortifier mais aussi de le fragiliser. L'écriture part de soi, dit-on souvent, et elle se dirige, bon gré, mal gré, vers autrui... Le texte, mais avec lui le dire, l'évoqué, le senti, s'inscrivent dans, et à partir de sa propre histoire révélée, assumée, avouée, osée. L'acte d'écrire induit alors une extraordinaire mise en « Je » de celui ou de celle qui commence à noircir des pages où écriture et vie vécue s'offrent de jolis tangos. Ce « Je » là devient l'enjeu des mots, l'enjeu du texte, celui du dépassement du dire, du dépassement de soi, dans et par l'écriture. Évidemment, à chaque auteur va correspondre un territoire singulier et original de sa propre écriture, son propre champ de tir en quelque sorte. Entre friche et fabrication sophistiquée, un univers littéraire meublé à l'emporte-pièce de petits bouts de soi-même se constitue, habillé de sentiments intimes décuplés, de haines farouches et personnelles exacerbés. Les cris s'enracinent et prennent mots. Bien sûr, l'écrit en procède et va dompter les vociférations des premiers textes jetés au monde comme autant de bouteilles à la mer. L'écriture qui arrive alors participe des tempêtes avant de les juguler, les transcender, les transformer. Elle bouscule sans façon les chemins de vie trop vite ficelés, trop rapidement tracés. Sans exception, elle met l'auteur en interrogation et s'inscrit elle-même dans une perspective de réponses à venir. Le Territoire de l'écriture se peuple de nos fantômes intimes, d'interrogations jamais solutionnées, de tous ces morceaux oubliés, enfouis, pour un puzzle à reconstruire sans plan déterminé ni manipulation réfléchie. Mises à mal et tangages existentiels accompagnent souvent les premiers jets d'une aventure de mots qui commence. La mise en « Je » des plumes se trace alors des routes sinueuses dans un fatras inconnu qui sort de soi. Une déclinaison s'impose ensuite avec ce Soi propre, ce soi et les autres, ce soi et le Monde, un soi multiformes que l'écrit tente d'encercler. Tout cela renvoie à l'individu, quel que soit le sujet traité, la prétention romanesque où le récit réel d'un bout de vie disséqué dans un cadre solitaire ou collectif d'un groupe d'écriture.

La mise en jeu s'accompagne alors des doutes et d'une fragilisation ponctuelle, une mise à mal nécessaire pour oser s'atteler d'une manière évidemment empirique à une reconstruction personnelle davantage maîtrisée. Puis, sournoisement, l'écriture s'affirme et va devenir majeure. Elle distancie, s'éloigne et acquiert une autonomie propre qui va la séparer peu à peu de son auteur. Elle est toujours lui, mais elle est autre, étrangère, rebelle, extérieure. Elle peut le surprendre et l'étonner. Elle n'est plus le simple reflet de l'auteur et l'écho de ses affects, mais elle navigue, grande fille, de bal en ballets dans cette chose impossible à rationaliser, la littérature. Ce territoire intime du champ des mots investit alors le territoire des autres, disparus ou vivants, passés ou présents. Il rend compte aussi des territoires palpables, physiques, traversés, vécus, rêvés, ou recomposés dans le texte historique. Le territoire de l'écriture intègre alors l'écriture des territoires géographiques comme terreau pour l'imaginaire, personnage ou décor singulier et perception sensible d'un monde qui s'agite sans répit, autour de soi... Arrive ensuite le plaisir d'écrire, celui, maîtrisé, d'évaluer la distance parcourue. L'écriture est devenue un savoir, un pouvoir, une arme pour mieux être et choisir sa route. Entre textes, nouvelles, roman ou poèmes, à l'heure des bilans, Véronique Weiss a choisi la poésie pour faire le point, avec talent :

« Enfant des flippers, des boites de nuit aux néons froids

Je réagis, je refais surface, je reviens à moi,

J'avais déjà loué le bateau pour l'imminent naufrage

d'une lointaine jeunesse de fille pas sage... »

 

Fasse alors que tous ces mots, ces idées dévoilées, ces sensibilités à fleur de page, ces narrations sauvées de l'oubli et du sileJК )"IS̵ A^e$Ht 8r7^a!g෱EؠJ7{+XݮnԐz*@Ǧ|4(p,"an\ (Ǡ64m'I&@{JƋRW:?K. Vj3&6#m.J.*wUU #ϵ#ɑDnю|@4Ţ{UNFM> \lUk_?[rJ '3Cd4(gn264H' ;U;M*4_F G<5)CHcgg#6#ZF3u6]e>g(A[2P.d7Hy޴i?񤯤<ʦjao:iWSM*h[~{M4Ј-ɋ3c[[r 6 _K1Y6G73Z\#[lu䃸.{\ǥY^9Ij)s*瑿%>zq;fb/s<` Dv[}컱 x+x`%1& ||O>Zry!N\h_ݎ26b8,*T#msjSnjXڎ7ޘp%׀< $N@-HZtpPMXb6Y t<<(;[Tv Wc